L’idée fondamentale est la suivante : le marché boursier américain paie 2 dollars pour chaque dollar d’actifs cryptographiques. Si vous détenez une importante réserve de crypto, la meilleure stratégie consiste à fusionner avec une petite société cotée américaine. Cette opération double instantanément la valeur de vos crypto-actifs. Ce mécanisme particulier engendre des dynamiques de marché atypiques — dont certaines deviennent de plus en plus singulières. Deux tendances sont à souligner :
Premièrement, lorsque vous possédez un volume conséquent de crypto, il vous faut une coquille de société cotée. Fournir ces véhicules aux investisseurs crypto est devenu un marché très profitable — notamment pour les petites sociétés cotées aux activités limitées, facilement convertibles en entreprises détenant uniquement des cryptomonnaies. Ainsi, avec 100 millions de dollars en Bitcoin, fusionner avec une société cotée peut instantanément valoriser cet actif à 200 millions de dollars. Vous accepteriez alors de verser sans hésiter 40 millions de dollars aux actionnaires pour une société n’ayant de valeur que par son inscription en bourse.
Deuxièmement, si vous détenez une position importante en crypto, ne vendez pas à des acheteurs de cryptomonnaies, mais tournez-vous plutôt vers les marchés actions. Si vous possédez 1 000 Bitcoin, la vente directe sur le marché BTC vous rapporterait 118 millions de dollars, alors que l’apport de cet actif dans une société cotée spécialisée pourrait vous en rapporter 236 millions.
À propos du premier point, il arrive fréquemment que des entrepreneurs crypto acquièrent de petites sociétés cotées pour les transformer en trésoreries crypto. Cette démarche reste pourtant laborieuse et peu efficace. Si vous souhaitez mettre des actifs crypto en bourse, pourquoi perdre du temps à négocier avec les dirigeants d’une biotech moribonde, conclure un accord puis licencier le personnel ? Pourquoi les banques d’investissement ne proposent-elles pas plutôt des coquilles publiques clés en main, permettant d’éviter la reconversion d’une société biotechnologique, de jouets ou d’alcools en entreprise crypto — et de partir sur de nouvelles bases ?
C’est déjà le cas aujourd’hui. C’est le principe même du segment SPAC (Special Purpose Acquisition Company, ou société d’acquisition à vocation spécifique). Cantor Fitzgerald LP (dont l’ex-PDG dirige aujourd’hui le ministère américain du Commerce) s’est spécialisé dans ce secteur, opérant aussi bien sur des levées de fonds SPAC classiques que sur des SPAC dédiées à la fusion avec des pools de trésorerie Bitcoin. En avril, nous avions cité Cantor Equity Partners Inc., un SPAC soutenu par Cantor, qui avait annoncé un accord avec Bitfinex/Tether et SoftBank pour loger leur Bitcoin dans une société cotée. Cette nouvelle structure se nommera Twenty One Capital Inc., et le SPAC se négocie avec une prime d’environ 200 % sur la valeur du Bitcoin sous-jacent. Tether et SoftBank réalisent là une excellente opération. Il en va de même pour le sponsor du SPAC, Cantor, qui prélève une part significative.
Voici le communiqué de presse publié ce matin :
Bitcoin Standard Treasury Company entre en bourse par fusion avec Cantor Equity Partners I Inc.
Au lancement, BSTR affichera 30 021 Bitcoin à son bilan — ce qui fera de lui la quatrième plus grande trésorerie bitcoin cotée au monde — tout en réunissant jusqu’à 1,5 milliard de dollars de financement PIPE, un record pour un SPAC de trésorerie Bitcoin. Le SPAC apportera en outre 200 millions de dollars (sous réserve de rachat).
BSTR Holdings Inc. (“BSTR” ou “la Société”) a annoncé aujourd’hui la signature d’un accord définitif de fusion avec Cantor Equity Partners I, Inc. (“CEPO”) (NASDAQ : CEPO), un SPAC sponsorisé par une filiale de Cantor Fitzgerald, acteur de référence des services financiers et immobiliers mondiaux. À l’issue de la fusion, l’entité combinée sera cotée sous le symbole “BSTR”…
Le produit net servira à acquérir du Bitcoin supplémentaire et à développer une gamme complète d’offres et de services de marchés de capitaux spécifiquement conçus pour le Bitcoin.
En résumé : BSTR détiendra quelque 30 021 Bitcoin. S’ils étaient vendus sur le marché, cela représenterait environ 3,5 milliards de dollars. En société cotée, leur valorisation dépasserait sans doute 7 milliards de dollars. Cantor Fitzgerald se spécialise dans la structuration de « wrappers » boursiers pour pools de Bitcoin : BSTR a donc fusionné avec Cantor Equity Partners I — et non avec la branche impliquée dans Twenty One — afin de porter ses Bitcoin à Wall Street. Les Bitcoin de BSTR bénéficient d’une valorisation boursière bien plus élevée qu’en tant qu’actifs seuls, et Cantor, en tant que sponsor, en prélève une part.
Cependant, mon principal point d’intérêt porte sur le second phénomène singulier : « Lorsque l’on détient beaucoup de crypto, il ne faut jamais vendre à des acheteurs crypto. » Cantor Fitzgerald a déjà lancé une trésorerie crypto baptisée Twenty One. Leur modèle : (1) accumuler du Bitcoin, (2) assurer une cotation publique, (3) afficher des ambitions de rupture, d’innovation financière et de services adossés à Bitcoin. BSTR fonctionne de manière analogue. Les deux sont des pools de Bitcoin — pourquoi alors deux cotations distinctes ? Pourquoi les investisseurs devraient-ils arbitrer entre des trésoreries Bitcoin pures, pourtant du même type ? (Sans oublier la concurrence d’autres structures similaires et de MicroStrategy : l’essentiel est que deux grands pools Bitcoin ont été cotés coup sur coup via des SPAC Cantor Fitzgerald.)
Imaginez le scénario : BSTR se présente chez Cantor Fitzgerald et expose, « Nous avons un pool Bitcoin et cherchons un conseil pour les marchés de capitaux. » Cantor répond, « Parfait, nos relations avec l’équipe de Twenty One sont excellentes. Nous avons porté leur structure en bourse. Ils disposent d’une grande trésorerie Bitcoin, d’une infrastructure solide pour des produits financiers liés à Bitcoin, et leur titre s’échange avec une forte prime. Voici notre idée : ils émettent des actions, lèvent du capital, et utilisent le produit pour acquérir votre pool Bitcoin — à un prix avantageux pour vous. Qu’en dites-vous ? »
Cela n’a aucun sens : BSTR n’a aucun intérêt à vendre ses Bitcoin en tant que tels. Sur le marché BTC, il ne toucherait que le prix spot ; structuré au sein d’une société cotée, il capture une prime de 100 %. BSTR veut s’introduire en bourse directement, sans se faire racheter.
Le Financial Times a résumé l’affaire mardi :
Selon deux sources, Cantor Equity Partners 1 — une société à chèque en blanc ayant levé 200 millions de dollars lors de son IPO en janvier — est en négociations avancées avec Adam Back, fondateur de Blockstream Capital, pour acquérir plus de 3 milliards de dollars d’actifs crypto.
L’opération fait écho à la transaction SoftBank-Tether de 3,6 milliards de dollars menée par Brandon Lutnick en avril, qui illustre la stratégie de Cantor Fitzgerald : utiliser des coquilles cotées pour acquérir du Bitcoin et profiter de la dérégulation américaine sous la présidence de Donald Trump…
Back et Blockstream Capital échangeront leur Bitcoin contre des actions de la structure Cantor, qui sera renommée BSTR Holdings.
En d’autres termes, Cantor « acquiert » le Bitcoin de Blockstream — comme il l’a fait précédemment avec SoftBank et Tether. Mais il ne paie pas en cash : il verse en actions d’une nouvelle société cotée Bitcoin, qui, presque systématiquement, s’échangent avec une prime de 100 % sur l’actif sous-jacent. La « monnaie » de Cantor — des actions cotées adossées à du Bitcoin — vaut plus que le cash.
Twenty One dispose de la même « monnaie » : ses titres boursiers. On pourrait imaginer que Twenty One rachète les Bitcoin de Blockstream en émettant de nouvelles actions. Mais à quel prix ? Le modèle des trésoreries Bitcoin veut que Twenty One émette des actions à prime, lève des capitaux, rachète du Bitcoin et augmente ainsi le nombre de Bitcoin par action. Mais Blockstream veut profiter de cette même prime pour ses propres avoirs, tandis que Twenty One ne souhaite pas surpayer (elle entend « déployer stratégiquement son capital pour augmenter le ratio Bitcoin par action »). Amener le Bitcoin en bourse crée une valeur colossale, mais chaque trésorerie vise à s’accaparer ce potentiel de hausse.
Ce schéma est-il viable à long terme ? Si chaque grand détenteur de Bitcoin peut faire fortune en lançant sa propre société cotée, comment les sociétés existantes peuvent-elles continuer à accumuler ? Il restera des petits acteurs : si vous détenez 0,1 BTC, vous vendrez à MicroStrategy, Twenty One, BSTR ou un autre. Mais in fine, je m’attends à voir des fusions par échange d’actions entre ces trésoreries Bitcoin. Les sociétés à faible prime seront absorbées par les mieux valorisées. J’attends avec intérêt de lire les expertises d’équité sur ces rapprochements.
Pour l’heure, le démarrage de BSTR semble timide : à la mi-journée, le SPAC cotait environ 13,93 dollars, soit seulement 39 % de prime sur le Bitcoin détenu — bien moins que les 100 % et plus auxquels on aurait pu s’attendre. L’arbitrage devient-il trop encombré ?
La finance traditionnelle fonctionne selon le schéma suivant : un client d’une banque demande, « Pouvez-vous créer un instrument financier X qui réplique une autre valeur Y ? » Il faut alors concevoir avec soin comment X et Y seront liés. Peut-être mettez-vous en place une boucle d’arbitrage permettant aux détenteurs de Y d’échanger contre X en maintenant les prix ; peut-être élaborez-vous un indice de Y et X en représente une part ; peut-être consultez-vous chaque jour la cotation de Y et utilisez une moyenne pour établir le prix de X ; ou bien vous indexez X sur une valeur historique de Y avec un benchmark non négociable. Chaque configuration reste complexe — exemple type : « Je souhaite un titre négociable qui suive le prix de l’immobilier américain ». L’idée est séduisante, mais quelles références immobilières sélectionner ? Comment garantir un reflet fidèle du marché ?
La crypto, elle, a réalisé une vraie percée : faire abstraction de toute cette complexité et miser sur la « vibe ». Il suffit de proclamer, « Je lance HomePriceToken — il suivra l’immobilier américain ! » Un vétéran de la finance traditionnelle vous interroge : « Mais comment ce token reflète-t-il le marché immobilier ? » Vous répondez : « Parce que c’est HomePriceToken, tout simplement. » Si la personne insiste sur la mécanique d’arbitrage, vous éludez : « Inutile de trop réfléchir. C’est HomePriceToken. »
C’est tout l’apport des meme coins. J’en ris souvent, mais c’est une stratégie ingénieuse. Le mode d’emploi : (1) choisir un nom faisant référence à quelque chose, (2) le prix évolue en fonction de cette référence — non pas via l’arbitrage, mais en vertu du mème. Dès que suffisamment de monde pense à Doge, le Dogecoin monte. Point final.
L’aspect remarquable est que tout devient financiarisable — même ce qui ne constitue pas un actif. L’immobilier, au moins, bénéficie de données (malgré les défis d’illiquidité et d’agrégation classiques). Mais les meme coins peuvent suivre des tubes estivaux, la cote d’une célébrité, voire la vitalité de la démocratie américaine. Pas au sens des marchés de prédiction — il n’y a aucun événement objectif à trancher — mais dans l’univers des meme coins. Si DemocracyCoin s’envole, la démocratie se porte bien. Si ça baisse, ce n’est peut-être pas le cas — inutile de demander pourquoi.
C’est absurde, certes. Mais fascinant. Voici l’approche de Taylor Lorenz sur l’argot des meme coins chez les Gen Z :
Chaque jour, Boeshi, 20 ans, étudiant, scrute les réseaux sociaux pour repérer de nouveaux mots d’argot, comme huzz, soyboy, baddie ou mewing — pas seulement pour alimenter la conversation, mais dans l’espoir d’investir et d’en tirer un profit.
À mesure que le jargon de la Gen Z et de la Gen Alpha se propage, un véritable écosystème de meme coins se développe en toute discrétion. Les jeunes investissent de vraies sommes dans des jetons liés à des expressions à la mode, espérant un gain si leur mème choisi devient viral.
« Plus le mot est idiot, plus la crypto grimpe », affirme Boeshi. « Plus il est viral, plus le token s’envole. »
« Peut-on arbitrer entre la fréquence d’un mot et le prix de son jeton ? » je demande — mais je perds aussitôt le fil. Boeshi m’ignore poliment.
Dans cette économie de l’attention, la viralité fait la capitalisation. Un terme d’argot en vogue pousse son token à la hausse. Quand la mode passe, le coin chute. « Dès qu’un mot décolle, les recherches Google explosent », explique Boeshi. « Quand ça retombe, le graphique s’effondre. » Désormais, des dizaines de meme coins liés à l’argot sont négociables sur des plateformes comme Pump.fun.
Parfait. Huzz. Rizz. Skibidi. Sur un plan plus académique, voici une étude récente d’Alberto Maria Mongardini et Alessandro Mei sur la manipulation des meme coins :
Contrairement à des actifs tels que Bitcoin ou Ethereum, la valorisation des meme coins dépend presque exclusivement du sentiment de la communauté, ce qui les rend extrêmement exposés à la manipulation. Cette étude porte sur 34 988 meme tokens sur Ethereum, BNB Smart Chain, Solana et Base. Les auteurs décryptent leur tokenomics et leur croissance sur trois mois. Parmi les tokens dont le rendement dépasse 100 %, 82,6 % présentent des signes probants de croissance artificielle destinée à simuler la demande — wash trading, et ce que les auteurs nomment inflation du prix par pool de liquidité (LPI), où de petits achats ciblés font exploser les prix. Sont aussi documentées des pratiques de type pump-and-dump et rug pull, la majorité des tokens concernés ayant déjà subi du wash trading ou de la LPI, ce qui indique que la manipulation initiale pave souvent la voie à l’exploitation future des investisseurs. Conclusion : la manipulation est généralisée chez les meme coins à forte croissance, et ces performances sont généralement dues à des opérations coordonnées plutôt qu’à des échanges naturels.
Maintenant, imaginez lancer l’un des 17,4 % de meme coins réellement « propres ». Cela pourrait paraître presque paresseux, n’est-ce pas ?